• Formation,  Stage

    Clap de fin.

    Mon stage en pédiatrie s’est terminé, ce qui marque le point final de mes quatre ans d’externat (et huit longues années d’études depuis la toute première, quel enfer). L’occasion de revenir un peu sur les petit·es patient·es qui m’ont marquée, m’ont donné matière à réfléchir et m’ont amené à me poser des questions sur la vie en général et sur ma façon de concevoir la médecine. Merci à eux, merci à ces patient·es sans qui je ne serais pas la même aujourd’hui.

    Voici leurs histoires.

    C. est le premier à m’avoir marquée sur ce stage si particulier. C’est un grand prématuré, et si aujourd’hui il s’en est bien sorti, sa maman ne vient jamais le voir l’hôpital. Elle continue à poser une distance, une barrière entre elle et son fils, comme si elle craignait toujours pour sa (sur?)vie.
    Ce petit bout adore les blouses blanches, il nous fait de grands sourires, nous propose ses jouets lors de chaque visite matinale. Et une girafe pour S., ma super externe ultra compétente, et un petit train pour K., la cheffe super bienveillante, et une peluche pour C., l’infirmière expérimentée et drôle à en mourir. Parfois, je tape mes observations sur l’ordinateur et je sais qu’il est derrière moi dans sa poussette qu’une gentille puéricultrice aura mise discrètement dans le bureau…
    Il m’a marquée, parce que je me souviens de son visage. Pourtant, des visages de patient·es, on en voit à la pelle à longueur de journées. Je me souviens de ses grands yeux bleus qui me suivaient, semblant me questionner : « Qu’est-ce que tu fais? Pourquoi tu ne viens pas jouer, dis? ». Mais je ne pouvais pas jouer, rapport au fait que je suis une adulte en blouse blanche et qu’on doit soigner les enfants, pas jouer avec eux voyez-vous. Je l’écoutais tousser, et j’avais envie de le serrer très fort dans mes bras en lui disant « ça va aller ».

    B. est un petit bonhomme extrêmement sage, qui creuse des tranchées le long de la rotonde avec ses tongs colorées. Il a eu chaud B., ça aurait pu très mal tourner. Mais il s’est accroché, il a lutté de toutes ses forces et il a eu raison. On l’a aidé, bien sûr, mais c’est lui qui a fait le plus gros du travail. Il a une force et une volonté absolument prodigieuses pour un enfant si jeune. On voyait dans son pas conquérant, une manière de s’affirmer et d’affirmer au monde qu’il était toujours vivant. Il venait nous dire bonjour en salle de repos, parce qu’il avait bien compris que c’était là que se trouvait le chariot à gâteaux…
    Ca a été compliqué avec sa famille. On a mis des jours et des jours à le stabiliser, d’ailleurs une nuit j’ai été appelée toutes les heures. Il me faisait mal au coeur, seul et sage dans son petit lit à barreaux. Puis ça s’est amélioré, ses proches se sont impliqué·es, l’alliance thérapeutique a pu se faire – quoique toujours difficilement, un peu cahin-caha, entre méfiance, défiance et jugement côté soignant·es comme soigné·es.
    J’espère pour lui que ça ira, qu’il continuera à se battre et à porter fièrement des tongs bariolées.

    A. et ses grands yeux de biche, effrayée au moindre geste trop brusque, au moindre son trop excessif. A., pour qui j’ai temporisé avec mon chef lourdingue, que j’ai examinée le plus doucement possible, avec la plus grand légèreté.
    Craintive, elle ne répondait presque pas à nos questions, se contentant de nous fixer avec de grands yeux écarquillés. On y voyait le monde, dans ses yeux, le monde d’après : celui de tous les possibles, absolument merveilleux et fantastique mais assombri d’une lourde couche d’anxiété. Peur de tout et de rien à la fois, peur de ce qui a été et de ce qui sera.
    Elle regardait toujours par la fenêtre, semblait chercher les réponses à ses inquiétudes dans la forme des nuages. A la fois mélancolique et éblouissante, A. m’aura laissé un souvenir impérissable fait de silence et d’introspection.

    N., absolument ingérable. Qui nous a tous mis dans l’échec thérapeutique à chaque fois qu’il venait chez nous, qui nous a amenés à nous poser des questions sur la pertinence de ce service, qui a remis en cause certains principes de prise en charge.
    Difficile à maîtriser, inaccessible au raisonnement, impossible à apaiser. Un naufrage médical auquel j’ai pu assister, impuissante. Que faire pour aider ces patient·es turbulents? Personne n’a de réponse claire ni de protocole pré-imprimé, car c’est aux soignant·es de s’adapter à chaque situation. Et cette fois-ci, nous avons collectivement échoué.

    P., son sourire lumineux et ses cheveux colorés, qui a amené une étincelle de bonheur au sein de notre service. Elle m’a tant rappelé ma propre histoire, P., que parfois je devais détourner les yeux, submergée par les émotions.
    Avec sa joie de vivre, elle a redonné de l’éclat à la mienne. Elle m’a redonné espoir, elle m’a fait croire à un monde meilleur parce qu’elle-même y croyait dur comme fer malgré tout ce qui avait pu lui arriver.
    Elle est ressortie rayonnante, apaisée, profondément soulagée d’avoir été entendue. Parce qu’au final, c’est tout ce qu’elle demandait P. : être entendue. Que quelqu’un, n’importe qui, se pose à côté d’elle et l’écoute enfin, sans jugement ni réactions paternalistes absurdes et hors-sujet.

    O., qui acceptait les prises en charge pour ensuite prendre la fuite. Une situation pleine de désespoir, de laideur et de cruauté. Elle promettait pourtant, mais ça ne tenait jamais bien longtemps. Elle veut s’en sortir, mais n’a toujours pas trouvé la force au fond d’elle-même pour faire face à ses démons intérieurs.
    Tant qu’elle n’y arrivera pas, nous serons là pour l’accueillir autant de fois qu’il le faudra, patiemment. Car c’est aussi notre rôle, accompagner pour mieux soigner.

    L., qui nous aura rendu visite plusieurs fois, plié en deux de douleur. Il était fier de sa peluche ramenée du Japon, et il avait raison – je lui aurais bien empruntée pour aller faire la sieste parce qu’elle avait l’air toute douce.
    Ses parents avaient l’air de l’aimer très fort, ça m’a réconfortée et m’a redonné foi en l’humanité. Parce que quand des parents regardent leur enfant avec tout l’amour du monde, on ne peut que croire aux miracles de la vie.

    Ce stage aura finalement réussi là où quatre ans d’externat ont échoué : me réconcilier avec la médecine. Il aura été vraie une bouffée d’oxygène au moment le plus décisif, et m’a redonné une confiance en moi indispensable à mon épanouissement (je suis utile donc je suis). Triste de partir, mais immensément heureuse d’avoir pu apprendre autant et d’avoir assisté à tant de choses merveilleuses !

    « Un enfant n’est pas un adulte en miniature.« 

    Collège National des Pédiatres Universitaires
  • Formation,  Questionnements existentiels

    De la peur de ne pas être une bonne soignante.

    Bougie

    Parfois, j’ai peur. Ce que crains ? Tout simplement de ne pas être à la hauteur. Car derrière la blouse, il y a aussi un être humain, en chair et en os, soumis aux émotions humaines et pris dans la nasse de ses expériences passées. On ne peut jamais prévoir comment notre comportement va affecter l’Autre, et vice-versa. Parfois, certain·es patient·es me renvoient à mes propres souvenirs. C’est délicat, il faut savoir conserver la distance. Or, à la Fac’ de médecine, il n’y a pas de cours sur les relations humaines, pas de réelle mise en pratique. On ne nous apprend pas comment gérer la relation avec les patient·es. A la sortie de l’adolescence, nous sommes projeté·es en stage, sur le terrain, où nous passons des semaines pendus aux basques des internes et des chef·fes, embolisant les couloirs, gênant le personnel paramédical, sans jamais vraiment trouver notre place (à part celle à côté du fax et de la machine à ECG). On nous apprend à être de parfaits technicien·nes, de bons clinicien·nes ; mais quid de l’âme humaine? Qui s’en préoccupe encore?

    Parfois, j’ai peur de mal faire. J’ai peur d’être maladroite, de blesser par mes paroles. La « neutralité bienveillante » n’est pas innée, cela s’apprend. Il faut se déconstruire, et surtout déconstruire tout ce qui nous a été inculqué pendant les études de Médecine, qui consistent surtout en un bourrage de crâne paternaliste / misogyne / raciste / homophobe / transphobe (rayez la mention inutile). Décortiquer chaque raisonnement, chaque réflexion, chaque pensée, se remettre en question, questionner encore et encore. Peu de mes consoeurs et confrères ont le courage de s’y coller, et très honnêtement, je suis restée très longtemps à faire l’autruche, confortable la tête dans le sable. Car, ne nous voilons pas la face, la majorité de la culture carabine est ouvertement dégradante envers les minorités. Sous couvert de « décompresser » et « d’humour« , une grande partie des médecin·iennes se permet des jugements à l’emporte-pièce, hautains, enveloppé·es de leur ego dans leur tour d’ivoire. Et même si je fais de mon mieux, je sais que ce n’est pas assez – et ça ne le sera sûrement jamais. Je refuse d’envisager de faire du mal à mes patient·es (Primum non nocere), pourtant je sais qu’un jour ça arrivera fatalement, que ce soit par maladresse, étourderie, fatigue, ou inadvertance. Parce que ce genre de combat se mène jour après jour et pas seulement avec les autres, mais surtout avec soi-même.

    Parfois, j’ai peur de m’être trompée de voie, je me demande ce que je fais là. Je me sens complètement inadaptée, étrangère à ce monde hermétique, insensible, refusant de se remettre en question. Pourtant, moi, des questions, j’en ai des centaines de milliers. Pourquoi pourquoi pourquoi, clame mon cerveau têtu. Mais sous couvert d’humilité et d’apprentissage « par compagnonnage », on nous incite à nous taire, à respecter la parole de nos aîné·es, à dire amen à tout sans jamais douter. Les libres penseurs sont mis à l’écart, moqués, humiliés quasi systématiquement. C’est un univers particulier, où le moindre écart est pointé du doigt, la moindre différence fustigée.

    Parfois, j’ai peur de me tromper. C’est humain, se tromper. Pourtant, dans l’imaginaire collectif, le·la médecin·ienne n’a pas le droit à l’erreur. En tant que jeune docteur·e, franchement, c’est l’angoisse. Parfois ça m’empêche de dormir la nuit, parfois je me dis que mes patients doivent me juger. Non, je n’ai pas la science infuse, et je n’ai pas réponse à tout. Et vous savez quoi ? C’est normal. Mais on nous enseigne dès nos plus jeunes années à tendre vers la perfection, le « moyen » n’est pas toléré ici. Nous sommes soit-disant « l’élite de la nation » (sic), et en tant que tel nous n’avons pas droit à l’erreur. Alors on se tait, on fait semblant, on tremble intérieurement, c’est même un tsunami d’angoisse qui ravage tout sur son passage en nous laissant vidé·e de toutes nos forces, mais on reste impassible. Parce qu’il le faut. Parce qu’on n’a pas le choix, dans le système actuel. Pourtant, je continue à croire et à plaider pour une médecine plus humaine, une médecine qui laisserait le choix aux individus – patient·es et soignant·es -, une médecine qui ne déshumaniserait pas, une médecine qui serait d’ailleurs plus crédible.

    Parfois, j’ai peur de ne pas être assez : pas assez compétente, pas assez empathique, pas assez diplômée, pas assez bien classée, pas assez neutre, pas assez gentille, pas assez calme, pas assez « dans le moule ». Je redoute le jugement de mes pair·es et des patient·es, je me bride, je me tais, je bouillis intérieurement sans avoir le courage de dire à ce·tte chef·fe détestable que ses propos sont infâmes et révoltants. Je voudrais faire tellement plus pour mes patient·es, mais ça nécessite de tout envoyer bouler, de me dresser contre un système entier qui préconise l’omerta, et je ne me sens pas assez forte pour y faire face seule. Pourtant, ils le méritent mes patient·es, et je culpabilise. Ils sont dignes de ce genre de combat, d’un David contre Goliath moderne, sans fioritures ni franfreluches.

    Parfois, je ne me sens pas légitime. Être à la fois soignante et patiente permet d’avoir un point de vue tout neuf sur le monde médical, mais me place parfois dans des situations paradoxales. Comment rester de marbre face à de situations que l’on a personnellement vécues? Cela donne à la fois un avantage et un désavantage ; là où les autres médecin·iennes se contenteront de prescrire selon leurs connaissances, on prescrit avec nos tripes. Et on repense à ces patient·es la nuit, on se demande si iels vont bien, si iels vivent la même chose que l’on a vécue, si iels s’en remettront. Et pendant que les autres font la fête, on a la tête pleines de ces histoires semblables, si semblables que parfois elles s’entremêlent et qu’on ne sait plus distinguer le vrai du faux. On souffre avec eux, on prend à cœur et on s’en mêle, bien plus que ça ne devrait. Ça nous touche, et on n’y peut absolument rien, parce qu’on est aussi humain·e qu’eux.

    Parfois, je suis fatiguée, même si j’adore (enfin) mon métier. Et toutes ces peurs, ces angoisses, ces doutes, ces appréhensions et ces craintes tourbillonnent sans fin dans les méandres de mon esprit agité.